mercredi 12 septembre 2012

Art Attack: Jugement Dernier à la galerie Ruine


photo: Claudio Rossi-Marcelli

Le Jugement Dernier- La vie d'une fresque

par Collectif Affiche Sauvage (Carmen Bayenet, Uta Richter, Marcel Miracle, Philippe Reymondin, Jean-Louis Perrot)

Espace RUINE
15, rue des Vollandes, 1202 Genève

Vernissage mardi 11 sept. 2012 dès 18h

Dates et heures de l'exposition: me 12 sept. 16-20h, jeu 13 sept. 16-20h, ve 14 sept. 16-20h,
sa 15 sept. 14-20h, di 16 sept. 14-20h



Jugement dernier  (texte de Jean-Louis Perrot)


Le 24 septembre 2008 sur ordre des autorités de trois paisibles communes du Canton de Genève, Chêne Bougeries, Chênebourg et Thônex, surnommées « Les Trois-Chêne », les services d’entretien et de voirie effacent au  « karcher » une fresque de 80m X 2m réalisée sur le mur du cimetière.

Avant de se replonger dans le fil de ses pensées, le passant assistant à ce spectacle banal pourra tout au plus supposer que les fauteurs de trouble qui ont exécuté cette fresque seront poursuivis en justice pour avoir contrevenu à la loi sur l’affichage sauvage en vigueur dans le Canton de Genève.
Pourtant, dans ce cas particulier, notre passant sera certainement étonné d’apprendre que  ce ne sont pas les réalisateurs du « graffiti », en l’occurrence un groupe d’artistes « Collectif Affiche Sauvage », qui vont être poursuivis et condamnés par la cour de justice de la République et Canton de Genève, mais singulièrement les trois communes le 9 décembre 2011, pour avoir gravement contrevenu à la Loi fédérale sur le droit d’auteur (LDA).

L’histoire est simple, les trois chênes organisent une exposition dans ces rues, elle lance un appel d’offre, une commission d’experts sélectionne un projet de fresque. La fresque est réalisée une première fois avant d’être vandalisée, personne ne s’émeut mais il faut la refaire. La réalisation est exécutée une deuxième fois, quelqu’un se plaint, le comité de coordination culturel chênois, (CCCC) se réunit en urgence le soir, et ordonne l’effacement de la fresque, ce qui intervient le lendemain matin même. Les artistes sont tenus informés plusieurs jours plus tard par courrier recommandé. 

On peut s’interroger sur ce qui motive les pouvoirs publics à se mêler de culture. 
Est-ce pour embellir la cité, dépasser le seuil d’un urbanisme strictement fonctionnel, créer du lien social ou mille autres thèmes permettant aux élus de livrer de longs discours en vue de prochaines élections ? 
Finalement, l’événement culturel officiel à l’instar du musée ( à l’exception du rôle providentiel que ce dernier joue à l’égard du juteux marché de l’art), est il aujourd’hui autre chose qu’une parenthèse formelle et convenue, ludique dans le meilleur des cas, pour canaliser encore plus une population déjà contenue entre consommation et production dans ce qui lui reste de temps livrée à elle même ?

En tout état de cause et pour le moins, voici selon Affiche Sauvage ce qui fait le fond de l’affaire. 
L’autorité publique qui s’improvise comme promoteur  culturel est rarement éclairée. Généralement, elle ne s’encombre que très formellement d’un souci d’aide à la création, cherchant à limiter les coûts à l’extrême et ne veut envisager les choses que du stricte point de vue de sa norme et de ses valeurs, ce qui fait de son projet avant même de naître, une antinomie de l’art dans son essence.
Le graffiti est un fusil chargé !
D’ailleurs, et c’est peut-être une caractéristique de notre époque et de notre communauté, nous sommes allés si loin dans la normalisation, dans le conditionnement, dans la volonté de maîtrise de ce que l’on prétend être la liberté de l’art que, quand le motif sort du cadre, on ne parle plus d’art mais de « trouble de l’ordre public ».  
Pourquoi est-il si important d’éduquer les enfants à colorier les images sans déborder le contour ?
Le nettoyage au Karcher est à tel point entré dans nos usages que l’homme politique l’évoque à l’envie pour effacer les révoltes, pour effacer les êtres tout simplement… Autre temps, autre mœurs ? 
En 1974 Les bureaucrates Moscovites envoyaient les bulldozers pour écraser des tableaux exposés dans le parc Izmaïlovo, en 2001, nous savons que les Talibans Afghans préfèrent la dynamite pour effacer les Bouddhas de Bamiyan.
Y a t-il proportions à part, dans ce qui oppose Affiche Sauvage et le C.C.C.C. une différence fondamentale ?

Les motifs ne manquent pas, Il est rare que des artistes traînent les pouvoirs publics en justice, pot de terre, contre pot de fer, l’usage veut qu’ils se taisent de peur de fâcher la « main qui les nourrit »,  rarissime qu’ils obtiennent gain de cause.

Le collectif Affiche Sauvage a considéré que l’arrêté de la cour du 9 décembre 2011, cette exception, devait être portée à la connaissance du plus grand nombre, nourrir la réflexion des artistes et de leurs associations, c’est pourquoi « Le jugement dernier », fait l’objet d’une exposition à la galerie Ruine sous l’intitulé « Histoire d’une fresque ».

Eclairer l’artiste, ses associations, pourquoi pas ceux qui se destinent à la médiation culturelle et l’amateur d’art qui croit encore que l’humanité naturellement, peint, chante et danse selon son essence et sans entraves, ignorant encore que dans les communes des  Trois-Chêne  ce qui est peint, chanté ou dansé doit préalablement être validé selon les critères moraux de la toute puissante C.C.C.C. sous peine d’être passé au Karcher.

L’humain debout, l’humain de culture qui croit encore que le passé ou la distance le protège de l’aliénation.

Ainsi, là ou l’usage aurait voulu qu’il se taise « le collectif affiche sauvage » a décidé d’aller devant les tribunaux, la chose était rendue possible avec l’aide et la connaissance du droit dans ses subtilités profondes apporté par un jeune avocat, lui même praticien d’art, Maître Pierre Bayenet. 
Les artistes confrontés à de telles situations n’ont que très rarement cette chance et rangent généralement leur colère dans son carquois, c’était par exemple le cas du collectif « Faits Divers » dans les années 1990. Dans des circonstances proches de celles qui sont relatées ici, un autre collectif d’artistes, « Faits Divers » s’est vu interdire l’inauguration de son exposition au parc Stagny et passer son catalogue au pilon (autre temps, autres mœurs)...
A l’époque, la décision des autorités municipales des Trois-Chêne entendaient déjà leur mission culturelle comme l’occasion d’exercer un droit de censure.

Grace à Maître Bayenet, Affiche Sauvage a pu « briser une lance », qu’il en soit remercié.
L’arrêt de la cour de justice rendu le 9 décembre 2011 dans l’affaire opposant Affiche Sauvage et les communes des  Trois-Chêne est son œuvre. Les faits y sont décrits avec la plus grande précision et parlent d’eux-mêmes.

 La copie du jugement  est tenue à la disposition de tous par le greffe de la cour de justice de la république et Canton de Genève et…par le collectif  Affiche Sauvage.

Lance brisée ? Peut-être… Mais la lance d’Alexandre qui ne fait qu’effleurer le char de Darius, provoque  la fuite de ce dernier dans le désert et le chasse de l’histoire. 

Suffirait-il de se glisser dans la responsabilité d’une commission culturelle ou d’un fond municipal de décoration pour faire passer un bagage de préjugés, de poncifs éculés pour une vraie connaissance de l’art ? 
Sait-on quelque chose de l’art en ignorant tout de ses processus ?
Ou encore, un promoteur culturel, à plus forte raison, s’il est public, doit-il se constituer en société de tempérance, est-ce le rôle que lui confère l’administré ?

Pour la petite histoire, lors des deux réalisations de fresque auxquelles s’est livré le collectif Affiche Sauvage, les usagers du cimetière de Chêne bougeries et les passants l’ont accompagné de façon plutôt bienveillante.
A diverses reprises des échanges ont eu lieu dans l’évocation des icônes, des représentations sur les cathédrales, des gisants, « La danse des morts » du pont de Lucerne, des enluminures de livres d’heures ou encore les usages des iconographies évocatrices de la vie et la mort dans toutes les cultures dans lesquelles le squelette ou le rapport entre anges et démons dans toutes les postures  tiennent une place incontournable. Pas un n’a cherché à prendre la mesure du sexe du démon…

Nos fins experts du C.C.C.C., puisant dans leur imaginaire et leur références dans les pratiques du singes Bonobo et peut-être les pages du journal « Signal », n’y auront vu qu’une verge rose et des saluts nazis, motivant l’autodafé sans appel, du fait de « choses choquantes » pour le citoyen. 

On pourrait objecter que la « chose choquante », la chose malsaine, c’est l’insistance avec laquelle on désigne le dessin d’une verge de 10cm contenu dans une fresque de 180m2.

Tout cela nous renvoie à cette brillante citation du professeur Jacques Binet : 

« L'œuvre d'un artiste n'est jamais vide de sens. L'artiste détecte des courants mystérieux, non rationnels, et ce qu'il ressent et exprime est souvent au-delà de la raison claire. Quant au critique, ce qu'il projette sur les objets de son observation, c'est en grande partie lui-même...

Qu’importe la lubricité de certains spectateurs, la jubilation que le collectif a eue en se mesurant au thème proposé « La lame du  jugement dernier » n’a pas été assortie d’aucune clause d’autocensure calviniste ou iconoclaste, c’était le moins qui lui était dû, c’était son intégrité artistique.
Il s’est exprimé, selon la promesse de la biennale « artCHÊNE » ; la promesse n’a pas été tenue, le tribunal l’a relevé. 
Le reste est de l’ordre de l’ouverture des esprits, du savoir et par dessus tout, du mort saisissant le vif.

La création n’est pas anodine, elle libère un sens profond  et viscéral, elle est par essence une anormalité, qui peut s’en étonner ?
Cela donne une  mesure de l’ignorance extraordinaire de ceux qui se mêlent de culture en croyant « simplement », « donner au peuple du pain et des jeux ». 

L’autocensure des artistes devrait faire le reste, pour « Jugement dernier » l’auto censure n’était pas dans le contrat. Soyons francs, elle était dans la tête, elle y est toujours, pas le désir de choquer, celui d’exprimer. 

Dans l’éventualité d’une transgression la C.C.C.C. trouve toute sa raison d’être, brandissant son karcher, criant haut et fort comme le  juge Dredd * : « la loi c’est moi », convaincu qu’il n’y a pas de raisonnable contradiction entre ce qu’il s’autorise et le droit, même en démocratie.
Ainsi la lance d’Affiche Sauvage n’est pas brisée en vain. Le  Juge Dredd n’est qu’un personnage de fiction (de fiction ?) et le verdict du 9 décembre 2011 fait dès lors jurisprudence. 
Les autorités des Trois Chêne renvoyées face à leurs administrés, rappelées au respect du droit d’auteur comme une marque sur la fesse. Rappelées au fait qu’il y a avant l’usage de la force publique une mission de service publique dont la sève est la concertation, même avec des artistes…





* Judge Dredd est un film américain de Danny Cannon sorti en 1995.